Petits records entre amis
@ Photo : Laura Jarry
En mars 2015, alors étudiant en journalisme, je pars en Finlande pour un reportage sur la plongée sous la glace. Un reportage à destination du média L’Équipe. Voici le récit de cette aventure.
Johanna Norblad s’assoit face au trou dans lequel elle va bientôt s’engouffrer. Autour d’elle, une cinquantaine de personnes l’observent, scrutent le moindre de ses mouvements, attendent le moment où la Finlandaise va se jeter à l’eau. Pas n’importe laquelle. Cette eau, c’est celle du lac Päijäne, le deuxième plus grand de Finlande. 1000 km² recouverts d’une épaisse couche de glace. La jeune femme ne semble ni pressée ni impressionnée. Sourire aux lèvres, elle prend même une gorgée d’eau glacée puis s’allonge sur un tapis de fitness. Après quelques minutes de concentration, elle se lève, retire lentement sa combinaison de ski, met ses lunettes et s’assoit, les jambes plongées dans l’eau. Enfin, elle s’élance. Son défi : parcourir 50 mètres sous la glace en apnée. Elle est en maillot de bain, l’eau est à zéro degré.
Histoire de records
Si certains y voient une bonne dose d’inconscience, Johanna Norblad n’est pourtant pas la première à tenter ce type de performance. En 2000, Wim Hof, un Néerlandais à l’allure de savant fou connu pour avoir tenté l’ascension de l’Everest en tongs et en short, avait établi un record de 57,5 mètres dans les eaux finlandaises. À sa sortie, il était au bord de l’évanouissement. En 2013, un autre gourou du froid prenait le relais. Stig Severinsen. Le Danois, quadruple champion du monde d’apnée libre, réalisait une distance de 76,2 mètres en maillot. 150 avec combinaison et monopalme. Soit 2,4 mètres de plus que l’exploit du Suisse Peter Colat un mois plus tôt. Aujourd’hui, et même s’il ne ratera pas l’occasion de s’immerger, il est venu en spectateur. Smartphone en main pour immortaliser le moment, il suit la foule et se hâte de rejoindre le dernier trou, celui par lequel Johanna Nordblad est censée émerger. Sous ses pieds, un paysage “magique”, comme ils aiment à le décrire, mais qui peut se transformer en prison en cas d’erreur. Trois mètres plus bas, la jeune femme progresse par mouvements lents afin de ne pas s'essouffler dès les premières secondes. À ses côtés, des plongeurs veillent à sa sécurité.
“Respire, relaxe”
Comme à chaque tentative de record, plusieurs trous ont été aménagés le long du parcours. Au cas où. La Finlandaise ne s’y arrêtera pas. Dans son élan, elle veut même aller plus loin et manque la sortie. Comme si les 50 mètres parcourus n’étaient qu’un échauffement. “Ici, ici !” lancent quelques spectateurs soudain inquiets. Avertie par le plongeur de sécurité, elle fait un léger demi-tour et sort la tête de l’eau. Victorieuse. Dans le public, l’inquiétude laisse place aux cris de joie et aux applaudissements. Antero Joki sort à son tour, gopro dans une main, poing levé en signe de victoire. “Respire, relaxe” lui lance Stig Severinsen. Le record est établi. Johanna Nordblad est la première femme à réaliser une telle distance sous la glace en maillot de bain.
@ Photo : Pekka Tuuri
Au cœur de la Finlande
Pour accéder à ce coin retiré de Finlande, il faut rouler une heure et demie vers le nord depuis la capitale, Helsinki. Une ligne droite interminable au cœur des millions d’hectares de forêt que compte le pays. 120 kilomètres plus loin, Vääsky, un bras de terre entre deux lacs. Comme une dernière étape avant de s’enfoncer dans un paysage toujours plus bleu et encore plus sauvage. Autour de la ville : deux routes, un golf, quelques commerces et l’hôtel Takkula. Le lieu est immense. Un dédale de couloirs, moquette jaunie et pierres sur les murs, le tout éclairé par une lumière blafarde. Un décor défraîchi par les années où salons et chambres semblent vides. L’ambiance est plus proche de Shining que de l’hôtel pour touristes. Mais l’endroit dispose d’un sauna et d’une piscine. Parfait pour les plongeurs. Le matin même, ce n’est pas l’heure de parler record. C’est celle des retrouvailles. La journée qui va se dérouler est organisée par Antero Joki. Yoki en bon finnois. Initié en 2012, l’événement a un nom bien à lui : Päijänne on the rocks. Païjane pour le lac, rocks pour les morceaux de glace qu’il faut arracher de la surface pour s’aventurer de l’autre côté.
“Pour le fun”
Dans la salle du petit-déjeuner, les vacanciers ne semblent pas au courant de l’événement qui va avoir lieu. Ils ne remarquent pas non plus l’arrivée de ce Finlandais au physique de déménageur, légère barbe et catogan. Du haut de son mètre 90, Antero Joki est loin de l’archétype de l’apnéiste. “Je bois souvent du café, même les jours de compétition, j’ai fumé pendant des années, je suis en surpoids et j’ai de l’asthme” avoue un peu plus tard le natif du coin. Pourtant c’est lui qui, en 2011 en Grèce, avait établi un nouveau record d’apnée pour l’équipe finlandaise : 80 mètres en immersion libre. Aujourd’hui, il est là “pour le fun”. Avant d’être une rencontre sportive, la journée est surtout une réunion entre copains.
Päijänne on the rocks
À ses côtés à la table du petit-déjeuner, l’ambiance est détendue. Tout le monde est accompagné. Antero Joki par sa femme, Johanna Nordblad par sa sœur et Stig Severinsen par un petit chat en peluche du nom de “Bøf”. Son porte-bonheur qui l’accompagne partout, même sur la glace. La veille, il est arrivé sans bagages. Égarés quelque part à l’aéroport. Pas de quoi contrarier le champion. “Tant que j’ai mes palmes et mon maillot, ça suffit, je n’ai besoin de rien de plus”. À travers les baies vitrées de l’hôtel, le soleil est déjà bien installé. Une fois à l’intérieur du bus qui les emmène vers “Päijänne on the rocks”, Antero Joki résume : “Aujourd’hui les conditions sont parfaites, il fait beau, il n’y a pas de neige et vous pourriez même vous baigner à des endroits où la glace a déjà fondue”.
@ Photo : Laura Jarry
“Vous avez des chances de mourir”
Pour ceux qui foulent la surface d’un lac pour la première fois, l’expérience a de quoi effrayer. Toutes les 15 secondes, une explosion retentit comme si la banquise allait s’effondrer sous vos pieds. Pas d’inquiétude à avoir pour autant, le phénomène est naturel. “En journée, ça fond un peu avec le soleil et de l’eau s’injecte dans la couche de glace, la nuit cette eau gèle à nouveau et écarte les parois” sourit Antero Joki. Si cette année, le timing est confortable –il faudra encore attendre deux semaines avant la fonte complète – la session 2014 était plus risquée. “L’année dernière, pendant les plongées, on entendait la glace qui se fissurait déjà un peu plus loin” ajoute Stig Severinsen. À cinquante mètres du rivage, quelques personnes s’affairent déjà autour des trous, creusés la veille pour la plupart. Autour d’eux, quelques scies, des banderoles de sponsors, du matériel de tournage et une tente d’appoint. C’est ici que plongeurs et apnéistes doivent venir signer leur décharge de responsabilité. Un rappel aux amateurs qui imaginent que l’activité est sans risques. “Si vous allez sous la glace, mais que vous ne savez pas ce que vous faites, vous avez des chances de mourir, que ce soit d’une attaque cardiaque ou d’une crise de panique” commente Stig Severinsen.
Accro au froid
Victime il y a quelques années d’une syncope en apnée, il explique que l’activité n’est pas non plus synonyme de folie pure. “Quand je vais sous la glace en maillot, on me dit souvent qu’il faut être fou pour le faire ou que c’est du suicide mais plein de gens font des choses pour repousser leurs limites, choses que je ne ferai pas moi-même”. Le compétiteur sait de quoi il parle. Docteur en médecine, il enseigne les méthodes de respiration et de relaxation.
Selon lui, avec de l'entraînement, n’importe qui pourrait supporter le froid extrême. Ce froid qu’il faut parvenir à affronter encore et encore avant de pouvoir le maîtriser, jusqu’à l’obsession. “Je suis devenu accro au froid” confie Johanna Norblad une fois son record établi. Elle qui est restée dans l’eau encore de longues minutes après son « test ». Elle qui “aurait pu faire beaucoup plus”, confirme Antero Joki. “C’est la relève”, ajoute Stig Severinsen. Féminine qui plus est. Avant elle, d’autres femmes se sont essayées à la distance sous glace comme la Turque Sahika Ercümen. Son propre record tient toujours. 110 mètres sous le Lac Weissensee en Autriche en 2011, avec combinaison et monopalme. En maillot de bain et à la seule force de ses muscles, Johanna Norblad est bel et bien la première.
En harmonie
Un moment que Pekka Tuuri, le photographe, n’a pas manqué d’immortaliser. Lui est sous l’eau quasiment tout le temps. Il décrit une nage élégante, sans effort, loin des mouvements de “cosmonaute” des plongeurs qu’il faut aider à sortir tellement leur fardeau est lourd. “Les apnéistes, ce sont des phoques” poursuit le photographe en référence à leur mouvement ondulé, fluide et en harmonie avec l’environnement. Il est encore sous l’eau quand Antero Joki, Lauri Aalto et Paula Hietanen commencent leur défi du jour. Réaliser le maximum de distance en relais. À chaque sortie, ils vérifient leur caméra - rares sont ceux qui plongent sans - ou se reposent les bras accrochés aux bords. En quinze minutes, ils abattent 650 mètres par relais de 30 secondes. Pour le fun.
@ Photo : Pekka Tuuri
En profondeur
À mesure que le soleil décline et que la température baisse, les spectateurs se font moins nombreux. Les participants se ravitaillent en saucisses cuites sur un barbecue maison à même la glace ou rejoignent le coin restauration sur le rivage. Pour ceux qui le souhaitent, un passage au sauna est possible, voire recommandé. “Ici, il y a un sauna par habitation” glisse un habitant du coin. C’est lui aussi qui nous apprend que l’eau sur laquelle nous marchons depuis des heures est celle qui alimente Helsinki en eau potable. Vers 16 heures, il ne reste plus qu’une dizaine de personnes au milieu du lac. Après quelques apnées en profondeur pour admirer la banquise, ceux qui sont encore là attendent le retour de Stig Severinsen. Il ne partira pas sans faire sa “spéciale”. Parti enfiler son slip de bain noir et rose, on le voit revenir, sourire aux lèvres, le pas peu assuré sur le sol glissant. L’image fait sourire. Pas de doute, le contexte est bien différent du Oslo Ice Challenge de 2009, la seule compétition sous glace ayant jamais eu lieu. À l’époque, il avait atteint 41 mètres de profondeur, toujours en maillot. Quatre de moins que le français Guillaume Nery, vainqueur de la compétition. Avant de se lancer, il s’assoit et fait quelques exercices de yoga. La descente est rapide. Pas plus de 10 mètres.
“Je comprends pourquoi vous venez ici”
Aujourd’hui, c’est surtout pour la caméra de la journaliste allemande qui le suit pour un reportage. Il le dit lui-même, la compétition c’est fini. “Préparer un record, ça demande beaucoup de préparation, on s'entraîne pendant plusieurs mois. J’ai battu des records à plusieurs reprises, maintenant je me concentre sur des projets personnels”. Malgré tout, il reviendra sûrement ici l’an prochain. Pour Stig Severinsen, ce sera par pur plaisir, mais d’autres suivront peut-être les traces de Johanna Nordblad. De retour à l’hôtel, Antero Joki explique vouloir attirer de plus en plus de monde au fil des années, plongeurs et apnéistes confondus. Pour les indécis, il a sa petite anecdote. Celle d’une reporter qui avait accepté de plonger avec eux une année pour voir à quoi ressembler les entrailles d’un lac gelé. “On lui a prêté une combinaison et elle a plongé un peu sous la glace. Quand elle est remontée, elle a dit, je veux y retourner, elle est redescendue à deux mètres de profondeur, pas plus, elle est restée à peu près 5 à 10 secondes. Quand elle a sorti la tête de l'eau, elle rigolait et elle a continué à rigoler jusqu'au sauna avant de dire ‘maintenant je comprends pourquoi vous venez ici’”.
@ Photo : Laura Jarry